Les leçons du canal de Panama

COMMENT RÉALISER DE GRANDS RÊVES

L’un des grands ouvrages du siècle dernier est certainement le canal de Panamá. La première tentative de relier l’Europe et l’Asie, par l’eau, a été menée par un groupe d’aventuriers français dirigé par Ferdinand de Lesseps, qui avait déjà participé à la mise au monde du canal de Suez.

Le projet, dont on peut toujours voir les vestiges sur la côte atlantique panaméenne, avait conduit des milliers d’investisseurs à la ruine, les plans originaux visant à abaisser les montagnes au niveau des deux océans pour aménager un canal « d’eau salée », ce qui s’est révélé irréaliste.

Quelques années plus tard, en 1904, ce sont les Américains qui ont repris l’ambitieux projet. Plutôt que de creuser un passage au niveau de la mer, ils ont imaginé l’aménagement d’un vaste lac semi-artificiel au centre du pays, relié des deux côtés par une série d’écluses qui permettaient aux navires de « monter » les 26 mètres de dénivellation. L’idée, séduisante sur papier, s’est pourtant révélée être un véritable enfer, les ouvriers tombant comme des mouches à cause de la malaria. Moins de deux ans après sa nomination par le président Theodore Roosevelt, le chef de chantier, en plein désarroi, abandonna son poste.

John Frank Stevens, l’ingénieur autodidacte qui l’a remplacé, a alors fait ce qu’on peut qualifier de geste audacieux : il a… arrêté le chantier pendant plus de 18 mois. Ignorant les appels de ses supérieurs à reprendre les travaux, il a mobilisé ses milliers d’ouvriers pour construire des infrastructures de support décentes et fonctionnelles : latrines, aqueducs, baraques, cafétérias, routes.

Son idée, plaidait-il directement au président des États-Unis, était qu’il est impensable de réaliser des ouvrages pharaoniques si les conditions élémentaires de succès ne sont pas réunies. L’histoire lui a donné raison.

Alors que les villes et villages du Québec entrent en période d’élections municipales et que nous commençons à voir l’émergence d’idées de grandeur, cette histoire me revient souvent en tête. À Montréal, par exemple, nous sommes déjà rendus au-delà de la construction du REM et du prolongement de la ligne bleue et rêvons d’un nouveau prolongement du métro, la ligne rose, qui relierait Montréal-Nord au centre-ville. Ou encore, nous ambitionnons de faire de la métropole la ville la « plus intelligente » du monde.

Ces grands rêves montrent que nous croyons suffisamment en nous-mêmes pour nous projeter dans l’avenir, ce qui est bien.

Pourtant, la réalité toute bête est que Montréal ne pourra pas être une métropole qui brille dans le monde tant que la Ville et ses arrondissements ne redresseront pas sérieusement la barre dans la livraison des services de base.

À cet égard, je ne sais pas qui a pris la décision de faire coïncider l’asphaltage de la rue Saint-Dominique avec la piétonnisation du boulevard Saint-Laurent dans le cadre du festival Mural début juin, bloquant de facto la voie naturelle de contournement pour la circulation locale. Le fait que ces situations absurdes surviennent encore et toujours est franchement décourageant et inquiétant.

L’état dans lequel Montréal se trouve aujourd’hui est souvent imputé à « 40 ans de sous-investissement dans les infrastructures ». Lorsqu’on se promène sur l’avenue du Parc, dans le Mile End, qui a pourtant subi 28 mois de travaux il y a moins de 7 ans, il y a de quoi s’inquiéter sérieusement au sujet de ce à quoi ressemblera Montréal une fois qu’il aura été réparé.

POUR UN REDRESSEMENT RÉUSSI

Faire le ménage dans l’appareil municipal pour transformer les administrations locales en organisations agiles qui excellent dans la planification et la livraison des services, promettre de synchroniser les feux de circulation, de nettoyer rigoureusement les puisards, d’aménager les fosses de plantation pour que les arbres poussent à pleine maturité, de couler des trottoirs pour que l’eau de pluie se déverse dans la rue plutôt que l’inverse, de revoir les pratiques de déneigement pour devenir la ville la plus performante et la moins polluante en cette matière dans le monde et de revoir la façon dont on collecte les ordures pour améliorer la propreté des quartiers n’est pas un programme électoral sexy et vendeur. Pourtant, sans appui fort de la population, qui doit comprendre les efforts et coûts associés à cet effort de fond, on imagine mal comment la nouvelle administration pourra réussir ce redressement.

Certes, l’histoire ne retient que les grands rêves réalisés, comme le canal de Panamà. Mais la réussite de ces projets demande précisément de réunir, au préalable, les conditions nécessaires à leur réalisation.

Ce texte a été publié dans La Presse+