Intégration des immigrants à l’économie
UN ÉLECTROCHOC SERAIT LE BIENVENU
Pour celui qui chérit la liberté de pensée, peu de choses sont aussi terrifiantes que l’idée d’évoluer dans un État équipé d’une police des mœurs.
Vivre dans l’Allemagne de l’Est des années 80, par exemple. La Stasi, dont l’architecture avait été raffinée par d’anciens membres de la Gestapo, suscitait peur et paranoïa dans la population. Forte de 80 000 officiers qui s’appuyaient sur un réseau de plusieurs centaines de milliers de mouchards recrutés à même les cercles intimes des personnes suspectées de délit d’opinion, la Stasi montait des dossiers incriminants pour ensuite lancer des opérations de « décomposition » afin de démolir la réputation des citoyens qui caressaient de « mauvaises opinions ».
Début mai, on a entendu que la Ville de Montréal s’apprêtait à lancer une opération semble-t-il inspirée de ces pratiques, la « stratégie anti-rumeur ». Ainsi résumé par Richard Martineau, il s’agirait de former « des agents […] pour écouter vos conversations privées et vous dire quoi penser ». Il n’en fallait pas plus pour encourager une brigade de commentateurs à crier des « ça as-tu du bon sang ! ! ! ».
Avant de sauter à pieds joints dans l’indignation, prenons un instant pour comprendre de quoi il s’agit. L’initiative, créée à Barcelone et aujourd’hui endossée par le Conseil de l’Europe (rien de moins), vise à promouvoir la diversité. Comment ? En se moquant d’un ton bon enfant des mythes entourant les migrants pour les déboulonner. Ainsi, plutôt qu’une approche sentencieuse qui nous stigmatise en nous confrontant à nos préjugés, la stratégie anti-rumeur, déclinée de différentes façons dans plus de 15 villes européennes, vise à dédramatiser la situation pour ensuite remettre les pendules à l’heure.
Cette approche est plus que pertinente à Montréal, pour trois raisons. D’abord, l’intégration économique des nouveaux arrivants est ici un véritable défi. Alors que le taux de chômage des Montréalais d’origine est d’environ 7 %, il est de plus de 17 % pour ceux qui résident ici depuis moins de cinq ans, un écart énorme et plus important que dans la majorité des autres villes d’Amérique du Nord. Nos gouvernements, conscients de la situation, financent une panoplie d’initiatives pour corriger le tir : on soutient l’apprentissage du français, la reconnaissance des diplômes et le développement de réseaux professionnels. Il faut cependant être deux pour danser le tango, et lorsque quelqu’un se trouve un job, il s’agit d’une transaction entre l’embauché et l’embaucheur.
Diriger tous nos efforts sur une seule des parties, soit l’immigrant, sans intervenir sur l’autre, soit la société d’accueil, réduit nécessairement l’impact de nos efforts d’intégration.
Deuxièmement, lorsqu’on écoute ce qui se dit sur les difficultés des immigrants à se trouver un emploi, on est porté à croire que le principal obstacle est l’intransigeance des associations professionnelles à reconnaître les diplômes étrangers. Nos taxis seraient conduits par une armée d’ingénieurs étrangers incapables de recevoir les certifications leur permettant d’exercer leur métier. En vérité, plus de 80 % des nouveaux arrivants exercent une profession qui n’est pas régie par une association.
La démarche entreprise par la Ville de Montréal pourra être l’électrochoc pour faire comprendre que l’intégration économique des immigrants est une responsabilité collective et l’affaire de tous, à commencer par tous ceux qui travaillent dans les services de ressources humaines des PME. Comme le mentionnait Raymond Bachand, ex-ministre des Finances du Québec et maintenant à la tête de l’Institut du Québec, cette mobilisation est nécessaire pour mettre fin ce qu’il qualifie de gaspillage scandaleux, Montréal recevant de surcroît des immigrants plus scolarisés qu’ailleurs.
LES CHANGEMENTS SOCIAUX
Finalement, on ne semble pas bien saisir comment s’opèrent les grands changements sociaux. Pour transformer les chevaliers du Moyen-Âge en courtisans qui portaient perruque et bas de soie à la cour de Louis XIV, il aura fallu une intervention vigoureuse de l’État, qui a notamment interdit les duels à la lame. Idem pour permettre aux Afro-Américains de fréquenter les écoles de leur choix aux États-Unis, ou encore aux gais d’être reconnus comme des citoyens à part entière.
À mon sens, il est inexplicable qu’on veuille laisser aux grandes entreprises le monopole des interventions publicitaires pour influencer nos mœurs et nous faire acheter des cochonneries.
Nos gouvernements ont toute la légitimité, et même la responsabilité d’intervenir dans ce champ et cela, tant que les campagnes publiques portent sur des enjeux sociaux sérieux. Donner des jobs à ceux qui viennent d’arriver ici se qualifie comme tel, l’emploi étant le meilleur outil pour l’intégration à la société.
Il y a quelques jours, le maire de l’arrondissement du Plateau, Luc Ferrandez, s’est fait prendre à fermer les yeux lors d’un conseil municipal. Je laisserai aux lecteurs le soin de juger de l’acte. Cependant, je souligne que la réplique de Ferrandez au journaliste qui le questionnait sur la perception publique de son geste était juste, soit que souvent, « ce sont les journalistes qui font la perception ».
Lorsqu’ils écrivent ou commentent sur l’immigration, plutôt que de prendre autant de temps à presser les citrons pour écrire des textes d’opinion trop acides, voire délirants lorsqu'ils vont jusqu’à comparer une initiative comme celle-ci aux opérations de la Stasi, ces mêmes journalistes auraient mieux utilisé leur temps à voir de quoi il s’agissait vraiment.
Ce texte a été publié dans La Presse+