Le chemin de croix

On nous a souvent présenté le débat entourant l’aménagement de nouvelles pistes cyclables, à Montréal, comme le choc entre deux visions opposées.

Et pourtant, le REV, ce réseau « d’autoroutes à vélos » annoncé par la mairesse Valérie Plante, s’inscrit dans la continuité par rapport à l’intention de Denis Coderre d’aménager des pistes « surélevées », elle-même la suite logique du plan courageux amorcé en 2005 par André Lavallée, et dont la pièce maîtresse était la connexion du centre-ville au réseau existant avec, notamment, la requalification du boulevard de Maisonneuve, en plus d’une piste reliant l’Université de Montréal par la côte Sainte-Catherine puis, cerise sur le sundae, l’invention du BIXI.

Cette vision se résume à amener Montréal dans la modernité. C’est-à-dire passer du « tout à la voiture » à un espace public mieux partagé entre ses différents usagers ou, dit autrement, un aménagement urbain à échelle humaine. Qu’on soit cycliste ou non, il s’agit d’une tendance inexorable. 

Aussi, le choc n’est pas tant causé par deux visions qui s’affrontent, mais plutôt par la douleur inévitable qu’induit la conversion d’espaces consacrés à l’auto solo pour d’autres types de transport. À quelques exceptions près, chaque nouveau kilomètre de piste cyclable est un kilomètre retranché au réseau routier existant. Chaque piste en site propre demande à ce qu’on élimine une voie de circulation ou des cases de stationnement. Dire qu’on pourrait faire autrement est un mensonge.

Et ceux qui se disent en faveur du vélo et prétendent pouvoir agrandir le réseau de pistes cyclables sans douleur sont des charlatans. 

N’empêche, c’est justement parce qu’on a encore joué avec la vérité que le projet en cours passe si mal. Un peu comme la fermeture du chemin Camillien-Houde, réalisée en catastrophe pour profiter de l’émoi causé par le décès tragique d’un cycliste en mars 2018, le déploiement précipité du Réseau express vélo ressemble à un sapin qu’on nous passe sous prétexte de crise sanitaire. Sur le fond, cette perception est erronée puisqu’il s’agit d’une tendance lourde et que le vélo prendra inévitablement de plus en plus de place. Sur la forme, cependant, l’initiative a bel et bien l’allure d’une astuce. 

COORDINATION DÉFAILLANTE

Trois autres éléments dérangent. D’abord, comme on nous y a habitués ces dernières années, cette précipitation s’accompagne d’un manque de planification et de coordination. Alors que le Plan de transport n’a pas été mis à jour depuis 2008, et que le Plan d’urbanisme de Montréal date de… 2004 (et encore, il s’agissait d’un raboutage des plans existants des villes fusionnées), il est tout simplement impossible de comprendre comment ce réseau s’inscrit dans une vision plus large de la mobilité et du développement urbain. 

Alors qu’on déploie nombre d’initiatives locales et municipales sur le mode du va-comme-je-te-pousse, comment arriverons-nous à concilier, par exemple, le projet de la rue Saint-Denis avec la voie réservée pour autobus sur Papineau ?

Comment éviter les dérapages de la surenchère entre les arrondissements ? Et, de façon plus générale, quelle est la stratégie pour nous assurer de protéger l’accessibilité du centre-ville pour le demi-million de personnes qui s’y rendaient sur une base régulière, et qui n’y remettront plus les pieds si on continue à vouloir les écœurer. 

Le second élément qui dérange est que le REV prend la forme d’une fuite vers l’avant. Un peu comme cette esquisse qu’on voit circuler pour le réaménagement de la rue McGill College, celles du REV font rêver. Mais la réalité est que le réseau existant est, à plusieurs endroits, dans un état pitoyable. Une chaussée trouée et cahoteuse, du marquage au sol approximatif, sinon carrément absent, même pour les pistes à contre-sens. Comme le défend sans relâche Marc-Antoine Desjardins, avocat, organisateur du Tour du silence depuis 2014 et fondateur de la Cyclovia Camillien-Houde, mettre à niveau les pistes cyclables dangereuses devrait être une priorité absolue, et une étape préalable à tout nouveau développement. 

Finalement, s’il est consternant d’entendre les réactionnaires se plaindre des cyclistes, les plus tordus allant jusqu’à appeler les automobilistes à les intimider avec leur monstre d’acier, il est tout aussi pathétique de voir certains leaders du mouvement progressiste, et même des élus proches de la mairesse Plante, traiter le camp adverse de pleureuses ou de mangeurs de viande. Sommes-nous vraiment rendus là ? Laissons ces insultes délétères aux voisins américains, qui semblent en raffoler, et tâchons de conserver et renforcer l’harmonie sociale qui caractérise l’ADN de notre métropole. Cela, qu’on soit à deux ou à quatre roues, voire tout simplement en espadrills…

Ce texte a été publié dans La Presse+

Félix-Antoine Joli-Coeur