Crise irano-américaine: la science de la décision
Vendredi dernier, l’armée américaine a tué, à Bagdad, le général iranien Qassem Soleimani sous l’ordre du président Donald Trump. Le geste, d’une telle gravité qu’il s’apparente à un acte de guerre, aura certainement des conséquences majeures pour la région, sinon pour le monde.
Mais alors que les Américains attendent avec anxiété (ou excitation) de voir s’il y aura une escalade funeste des ripostes et des contre-ripostes, la dernière étant l’envoi d’une douzaine de missiles sur deux bases abritant des soldats américains en Irak, plusieurs se demandent comment le commandant en chef en est venu à choisir une option aussi risquée, soit de viser un général. À en croire le New York Times, les plus stupéfaits sont les militaires eux-mêmes. Et pourtant, ce sont eux qui ont proposé l’option ! Aussi pouvons-nous nous étonner qu’ils soient étonnés, non ?
Il existe toute une science de la décision. Décider est au cœur du métier des gestionnaires. Plus que tout autre aspect de leur métier, il s’agit de l’outil le plus puissant et immédiat pour qu’ils exercent leur autorité. Aussi, cette science cherche à mettre en lumière les facteurs qui contribuent à une bonne prise de décision, mais aussi les freins.
À cet égard, le Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman fait figure de proue pour avoir démontré que l’humain est, la plupart du temps, irrationnel. Ses recherches ont mis en relief les biais cognitifs qui sont autant de grains de sable dans un engrenage qui se voudrait autrement purement logique. Ces biais faussent ainsi la donne lorsque vient le temps de peser les différentes options.
Postulat erroné
Mais voilà, cette science repose souvent sur le postulat que toutes les options sont sur la table et qu’il est possible d’en évaluer le pour et le contre, méthode popularisée par Benjamin Franklin il y a plus de 250 ans. Or, rien n’est moins vrai, en particulier en politique.
Alors qu’ils font campagne, les candidats brassent les idées avec une panoplie de gens, la plupart bénévoles, allant de membres de partis politiques à des citoyens engagés et soucieux de contribuer à la construction d’une vision et d’un programme. Au pouvoir, ce sont les fonctionnaires qui deviennent les interlocuteurs principaux, étant ceux qui sont responsables de l’exécution du travail.
Or, il arrive souvent que « la machine » aiguillonne le décideur vers l’option qu’elle privilégie. Comment ? En truquant le processus décisionnel par un « faux choix ».
On offre un nombre limité de « bonnes » options entourées d’options tellement bancales, voire ridicules, qu’il est impensable qu’elles soient sélectionnées. Comme le stipule la Constitution, le président des États-Unis est le commandant en chef des forces armées. Mais n’étant pas lui-même un militaire d’expérience, et donc ne possédant que des connaissances limitées sur les réalités complexes de l’art de la guerre, il est de coutume de lui présenter un menu d’options lorsqu’une décision est attendue. La semaine dernière, l’une de ces options était d’assassiner Qassem Soleimani, acte tellement inusité que la dernière fois que l’armée américaine a exercé une telle option remonte à 1943 lors de l’assassinat de l’amiral japonais Isoroku Yamamoto. Et pourtant, le choix figurerait bel et bien sur le « menu » présenté au président.
La politique, ici, se joue sur une trame bien moins dramatique. Nous aurions cependant tout avantage à réfléchir davantage sur les processus menant à la prise de décision politique.
Deux leviers À cet égard, deux leviers devraient être actionnés. Le premier est la qualité de l’information sur laquelle on prend des décisions majeures. Nous devrions mieux financer les think tanks d’ici et autres outils qui permettent d’approfondir notre compréhension et les meilleures pratiques sur les sujets importants. Le second est la qualité du personnel politique, dont la principale fonction est de s’assurer de la qualité du processus décisionnel. Ce métier, ingrat et mal payé, est de moins en moins attrayant, en particulier depuis qu’on interdit à ceux qui le quittent de travailler dans leur principal champ d’expertise pour une période d’un an.
Ces deux leviers ne nous mettront pas à l’abri des mauvaises décisions publiques dont celle de nos voisins du Sud. Mais tout de même, améliorer le processus décisionnel ne pourrait qu’être bénéfique pour l’avenir de notre société.
Ce texte a été publié dans La Presse+