Les grands bouleversements

L'ÉNERGIE D'UN ENFANT QUI SE RÉVEILLE

Chaque année ou presque, je passe Noël dans le Vieux-Québec avec ma famille.

Et chaque année ou presque, je débats avec mon père sur la façon de l’annoncer. Il voudrait que je dise que je « monte » à Québec, puisque l’usage veut qu’on « monte dans sa capitale ». Je préfère dire que je « descends » à Québec pour me rappeler qu’avant, on faisait le voyage sur l’eau et que l’on « descendait » le fleuve, son courant nous menant vers l’est. Et c’est bercé par l’ennui du paysage de l’autoroute que je dérive dans quelques pensées.

Pour le meilleur ou pour le pire, le Québec s’apprête à vivre de grands bouleversements. Au seul chapitre de la composition de notre population, la révolution démographique qu’on voit poindre depuis longtemps s’enclenche enfin. Les baby-boomers, ces enfants nés au lendemain la guerre et qui ont dominé sans partage chacune des sphères d’activité au Québec depuis les quatre dernières décennies, entrent inéluctablement dans le bel âge.

Au chapitre des technologies, le Québec, comme le monde entier, traverse une révolution qui a l’amplitude de la révolution industrielle deux siècles plus tôt. En plus de redéfinir les piliers de nos économies par l’émergence des robots, de l’automatisation et du traitement ultrarapide d’une quantité phénoménale de données, cette révolution bouleverse jusqu’aux psychés de l’homme tel que décrit par Freud.

La cartographie psychanalytique, ancrée dans la conscience et l’inconscience de l’individu, bouge.

Les médias sociaux, entre autres, redéfinissent la frontière entre le privé et le public, qui est le résultat d’une longue et lente évolution sociale, et ont carrément fait disparaître le surmoi, du moins dans la dimension numérique.

Au niveau politique, le Québec vient de tourner la page, ou plutôt fermer carrément le livre de l’époque qui a commencé à la Révolution tranquille. L’élection de la CAQ marque une époque où les proches ou adversaires de René Lévesque ne sont plus au pouvoir. Quant aux leaders du mouvement souverainiste, leurs plus grands rassemblements sont aujourd’hui les funérailles de l’un des leurs.

Certes, il reste ici et là des témoins et des acteurs de ce temps-là, et plusieurs des débats majeurs de cette époque n’ont toujours pas été résolus, à commencer par l’avenir constitutionnel du Québec. Mais aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’imaginer un référendum qui serait une « revanche » des deux premiers.

Autre bouleversement fondamental et cette fois planétaire, les changements climatiques modifieront avant longtemps le cadre physique dans lequel nos sociétés évoluent. Tous ceux qui ont plus de 35 ans se rappellent qu’il aura fallu changer au début des années 90 les mappemondes qui décoraient nos bureaux ou nos chambres. L’immense bloc de l’URSS, généralement dessiné en rouge, devait être complètement recoloré pour prendre acte de l’effondrement du bloc de l’Est. D’ici une ou deux générations, ce sont des territoires entiers et familiers qui devront tout simplement être recolorés… en bleu, le niveau de la mer ne pouvant que continuer à monter.

QUEL IMPACT ?

Ces quatre bouleversements, pour ne nommer que ceux-là, auront forcément un impact majeur et radical sur notre société. Ils redéfiniront profondément le Québec tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Il y a certainement matière à s’inquiéter : le vieillissement de la population fera possiblement imploser le système de santé public ; la révolution des technologies pourrait générer du chômage structurel élevé et ouvrir la porte aux manipulations des masses ; la redéfinition du cadre politique québécois pose la question de la survivance de notre identité collective et du fait français en Amérique ; les changements climatiques font poindre à l’horizon des images tirées tout droit du livre de L’Apocalypse.

Mais ces bouleversements amènent également un lot d’opportunités historiques et exceptionnelles. Par exemple, contrairement à ce que l’on croyait il n’y a pas si longtemps, nous n’entrevoyons plus de régression démographique au Québec, ce qui signifie que nous nous dirigeons lentement mais sûrement vers une population de 9 millions d’habitants, quasiment la taille de la Suède d’aujourd’hui. Une population globalement plus vieille certes, mais être vieux aujourd’hui n’a rien à voir à ce que c’était autrefois.

À nous de redéfinir le rôle des personnes plus âgées dans la société de même que des relations intergénérationnelles plus saines, équitables et productives.

La révolution des technologies ouvre la voie à une « société apprenante » et une économie ultrasophistiquée ; la redéfinition du cadre politique québécois nous sortira forcément de notre bipolarité sociale et rajeunira la classe de ceux qui nous dirigent ; et même les changements climatiques apportent leur lot d’opportunités, par exemple faire de notre métropole, Montréal, la métropole des transports électriques en Amérique de Nord via l’exploitation judicieuse des ressources hydroélectriques.

En somme, là où plusieurs voient péril en la demeure, d’autres voient un univers de possibilités.

Alors que j’observe comment nous réussissons à enlaidir, année après année, l’autoroute 20, je me plonge dans le scénario noir. Mais il suffit de me rappeler le réveil de nos quatre enfants ce matin, leur regard frondeur et l’assurance qu’ils ont pour ensuite pencher pour le scénario optimiste, celui où cette période trouble que nous traversons aujourd’hui annonce des années heureuses.

Bonne année à tous les lecteurs !

Ce texte a été publié dans La Presse+