Voir dans les yeux de l'autre
Chaque année, la fondation Marie-Vincent, qui œuvre à la prévention de la violence sexuelle chez les enfants et les adolescents, organise un événement de collecte de fonds unique à Montréal, Marvin on the Rock.
Une douzaine d’équipes montent sur scène pour interpréter une chanson dans une formule qui rappelle celle de La voix. Sauf que plutôt que d’aligner des aspirants artistes, ce sont des gens d’affaires sans talent qui prennent le micro et se déhanchent devant public, à L’Olympia.
Et parlant de gens sans talent, on m’a invité cette année à interpréter Crazy in Love. Facile, puisqu’alors que la partition de Beyonce demande une maîtrise assurée de la vocalise, ce qui était le problème de ma blonde, celle de Jay-Z, qui s’insère dans la chanson, n’était après tout… qu’un rap, c’est-à-dire un débit de mots sur une même note.
C’est lors de la première répétition en studio, devant notre coach de voix, que j’ai réalisé à quel point j’étais présomptueux et ignorant. Les mots, que je massacrais avec une prononciation déficiente, sortaient de ma bouche hors tempo et sans rythme, ce qui faisait que loin d’être le point fort du numéro, ma partie, qui avait la texture d’une purée de légumes, nous ridiculisait.
C’est Maybe Watson, d’Alaclair Ensemble, qui m’a sauvé en m’initiant à la culture hip-hop et surtout, en me projetant dans un voyage temporel empreint d’empathie.
Comme prescrit, j’ai regardé religieusement le formidable documentaire canadien Hip Hop Evolution, offert sur Netflix. Shad, rappeur ontarien d’origine rwandaise, part à la rencontre de ceux qui ont inventé ce genre musical (presque tous encore vivants !) qui domine aujourd’hui l’industrie de la musique.
On se retrouve dans le South Bronx des années 1970, à la rencontre d’une population déshéritée, en marge de la société et de son économie. Le rap, qui s’articule sur les breaks créés par des DJ qui n’adhéraient pas à la culture disco de l’époque, donnait l'occasion à de jeunes poètes, des MC, d’actualiser une pratique culturelle propre à la culture afro-américaine, une forme de lyrisme scandé et saccadé.
Puis, alors que cette nouvelle forme d’art est devenue de plus en plus définie, on voit comment elle a été utilisée comme véhicule d’expression dans différentes agglomérations urbaines des États-Unis, puis du monde, bien au-delà des cercles de la culture afro-américaine
Alors qu’aujourd’hui, nous faisons face à la plus grande crise de santé publique de l’histoire récente dans le monde, c’est cette expérience récente empreinte d’humilité et d’empathie à laquelle je me réfère.
J’essaie de voir cette épreuve dans les yeux de l’autre, de me connecter à notre destin commun en quelque sorte.
J’essaie d’imaginer toute la force de caractère nécessaire pour que le personnel du système de santé se rende au travail jour après jour, sachant qu’ils sont exposés plus que quiconque à la contagion, et le sens du sacrifice dont font preuve leur famille pour les laisser partir.
J’essaie également d’imaginer toute l’abnégation de tous ceux qui occupent des emplois qui, hier encore, étaient décrits avec dédain comme simples et banals, mais qui aujourd’hui se trouvent être la cheville ouvrière de nos cités, par exemple les camionneurs, les chauffeurs d’autobus ou les commis d’épicerie.
J’essaie également d’imaginer toutes les familles qui vivent dans l’inquiétude et l’anxiété, privées qu’elles sont des contacts « peau à peau » avec leurs proches vulnérables que nous ne pouvons plus visiter, en particulier les personnes âgées.
Si j’écris des textes toutes les deux semaines dans La Presse+, c’est pour proposer des solutions à toutes sortes de défis auxquels nous faisons collectivement face. Ici, aucune solution, si ce n’est de suivre à la lettre les instructions de notre premier ministre et du gouvernement du Québec.
Plus tard, on fera des documentaires sur l’histoire du coronavirus qu’on écrit de jour en jour. Pas besoin d’attendre jusque-là pour essayer de comprendre la réalité de l’autre. Nous sommes tous dans le même bateau aujourd’hui et soyons dès aujourd’hui collectivement patients, humbles et empathiques.
P.-S. Marvin on the rock a finalement connu le même sort que tous les événements prévus en mars : c’est annulé. Je m’en suis sauvé! Mais malheureusement... la violence sexuelle continue à faire des victimes. Donc si vous n’avez pas perdu vos économies dans les fluctuations des marchés financiers, n’hésitez pas à faire un don en allant sur la page internet de la fondation Marie-Vincent.