Sortir de l'ordinaire
On s’attend des administrations publiques qu’elles livrent la promesse de leurs mandats élémentaires. Que les arrondissements collectent les ordures, que les villes développent et entretiennent les aqueducs et les égouts, que le gouvernement provincial fournisse des services de santé et d’éducation de qualité, que le gouvernement fédéral assure la paix et la stabilité, ici et dans le monde.
Mais s’il est de leur devoir de tout faire pour répondre à ces attentes légitimes, c’est pourtant lorsqu’ils sortent de l’ordinaire que ceux qui gouvernent se distinguent et justifient l’ambition qu’ils avaient de nous diriger. Réussir la réfection de la rue Sainte-Catherine est par exemple un devoir : la transformer en parc linéaire piéton ou y aménager des trottoirs chauffants nous aurait donné le sentiment que la mairie de Montréal avait fait le saut du XXe au XXIe siècle.
La Biosphère, seul musée de l’environnement au pays, a invité 14 équipes émergentes de designers pour imaginer des legs pour le 100e anniversaire d’Expo 67. Des projets de requalification de vastes infrastructures urbaines, des rêves, certes, mais suffisamment réalistes pour qu’on espère qu’ils soient mis en branle dans un avenir rapproché.
J’ai eu la chance de suivre l’idéation de l’un de ces legs conçu par deux architectes de la firme PARA-SOL, David Giraldeau et Alexandre Guilbeault. Le projet consiste à se réapproprier le fleuve Saint-Laurent, historiquement coupé du Grand Montréal, en aménageant la digue qui protège la Voie maritime du flot de l’eau.
Aujourd’hui, cette bande de terre est pratiquement un no man’s land.
Une piste cyclable rudimentaire relie la ville de Sainte-Catherine à l’estacade du pont Champlain. Une végétation inintéressante s’agrippe à des déchets poussés par le vent et les courants. Aussi, jamais n’a-t-on vraiment voulu faire de cette frange artificielle un lieu fréquentable et fréquenté.
Le projet imaginé pour 2067 s’appuie sur une approche éprouvée. Jean Drapeau, lorsqu’il a construit le métro de Montréal, a proposé aux propriétaires des gratte-ciel du centre-ville d’arrêter le métro là où les promoteurs immobiliers s’engageraient à construire, à leurs frais, des tunnels. Ainsi est né le métro de Montréal ; ainsi est né le « Montréal souterrain », l’un des plus grands complexes sous la terre du monde avec ses 32 kilomètres de voies enfouies.
Les architectes adoptent la même approche et proposent de lotir la bande de terre qui protège la digue de la Voie maritime sur 13 kilomètres et de vendre les lots avec deux conditions. La première est l’adhésion à un plan de design d’ensemble : toute construction devrait obligatoirement adopter une approche d’architecture aérienne, et les bâtiments seraient fabriqués ex-situ et aménagés sur pilotis, permettant au couvert végétal de se prolonger d’un bord à l’autre de la digue, sans interruption.
La seconde condition, et c’est ici qu’on peut dresser le parallèle avec le métro de Montréal, est que ceux qui acquièrent les lots devraient s’engager à aménager une partie qui serait ouverte au public. Au fur et à mesure que se développeraient les lots, on verrait l’émergence d’une plage ouverte au public et d’une promenade multimodale appelée à devenir la colonne vertébrale du projet.
Ainsi, les investissements sur ce site unique créeront, à moindres frais pour le trésor public, l’un des plus grands parcs riverains urbains du pays.
Le projet est fascinant parce qu’il est à la fois utopique et à portée de main. Utopique, parce que pour exister, il faudra aligner les actions de cinq municipalités (Saint-Lambert, Brossard, La Prairie, Candiac et Delson), la frontière municipale recoupant la bande de terre en continuité avec les limites de la rive, en plus de s’entendre avec le gouvernement fédéral, qui contrôle la Voie maritime, et le gouvernement du Québec, qui veille au développement des berges du Saint-Laurent. Utopique, donc, parce qu’il faudrait effectivement se retrouver gouvernés par le « gouvernement idéal », définition même de l’utopie, si difficile à réaliser pour ce genre de projet.
À portée de main, pourtant, parce que les citoyens du Grand Montréal réclament à grands cris un meilleur accès au fleuve Saint-Laurent. Parce que l’approche de lotissement et de vente sous condition de contribuer au développement des terrains accessibles au grand public est un modèle qui a fait ses preuves. Parce que des projets du type, c’est-à-dire des projets de requalification de no man’s land comme le High Line Park de New York ou la promenade plantée de Paris ont démontré leur impact immense pour relancer des quartiers. Parce que Montréal est né du fleuve et s’est développé en exploitant le fleuve. Parce que le projet est simplement exceptionnel, au sens propre, c’est-à-dire qu’il est une exception au cours normal des choses. En d’autres mots, parce qu’il nous sort de l’ordinaire.
Texte rédigé dans le cadre de l’exposition MTL+ à la Biosphère
Ce texte a été publié dans La Presse+