Le déneigement des villes

Un pilote qui aurait dû amerrir puis attendre 30 ans avant qu’on vienne le secourir de son île déserte trouverait difficile de réintégrer sa profession.

Aujourd'hui, un cockpit d’avion est toujours équipé d’un manche et d’une manette des gaz, mais malgré quantité d’autres instruments de bord qui rappellent les postes de pilotage d’antan, piloter un avion n’a rien à voir avec ce que c’était avant. En fait, au cours d’un vol normal dans un appareil moderne, le pilote « pilote » l’avion moins de 10 minutes en moyenne.

A contrario, un déneigeur qui aurait été sauvé par notre pilote, il y a 30 ans, puis secouru de la même île déserte n’aurait qu’à prendre les clés de son chasse-neige, puis le voilà prêt à reprendre du service. Depuis trois décennies, la seule chose qui a changé dans le déneigement des villes est le fait qu’on ne décharge plus la neige directement dans le fleuve, mais dans des dépotoirs à neige ou dans l’aqueduc municipal. Pour le reste, « same old, same old ».

Lorsqu’on prend la mesure de l’effet débilitant de l’hiver sur notre société, son économie et la santé publique, il est hallucinant de voir le manque d’intérêt à innover en cette matière. Certes, il y a des pointes d’excellence, par exemple Aéroports de Montréal, qui peut donner des leçons à n’importe qui dans le monde pour le déglaçage des aéronefs.

Mais on imagine mal nos villes partager nos « meilleures pratiques » avec quiconque, nos meilleures pratiques étant somme toute assez médiocres.

AMÉNAGEMENT DU DOMAINE PUBLIC

Le premier front qui s’impose pour l’innovation et l’hiver est celui de l’aménagement du domaine public. La Ville de Montréal a beaucoup déçu en renonçant aux trottoirs chauffants dans la rue Sainte-Catherine. On craignait en particulier que la neige qui se déposerait sur la surface chaude du pavé fonde plutôt que ne s’évapore et transforme la voie réservée aux automobiles en patinoire. La décision d’annuler le projet, qui s’explique entre autres par la crainte de se faire les dents sur l’artère la plus stratégique de la métropole, était raisonnable.

Ce qui l’est moins est que nulle part en ville, dans aucun trottoir secondaire, ne lance-t-on un projet pilote de façon à éventuellement être prêt à implanter les trottoirs chauffants à grande échelle, comme si l’aménagement des villes était coupé du progrès. « Same old, same old. »

LOGISTIQUE

Le deuxième front est celui de la logistique. Aujourd’hui, toutes les flottes des entreprises de livraison sont équipées d’ordinateurs. En plus de déterminer la meilleure route pour livrer les colis à bon port, les logiciels permettent d’optimiser la « danse globale » de la flotte.

Par exemple, les camions d’UPS ne tournent jamais à gauche dans une voie à double sens puisqu’il a été déterminé que cette manœuvre allonge l’itinéraire, augmente la consommation d’essence et, surtout, représente un risque accru d’accident.

Alors qu’après la dernière tempête, on a ramassé la neige en pleine heure de pointe dans la rue Peel, au centre du centre-ville, et qu’on pouvait voir les piétons qui sortaient des tours de bureaux essayer d’échapper aux souffleuses, on peut présumer du potentiel exceptionnel qu’aurait un travail d’optimisation de la stratégie de déneigement, appuyé par la science des données. Mais non, on préfère y aller à vue de nez, en se basant sur une approche qui réplique essentiellement celle de l’année précédente, elle-même basée sur l’année d’avant… « Same old, same old. »

GESTION DES CONTRATS

Le troisième front d’innovation est celui de la gestion des contrats. Une partie importante du déneigement se fait par des entrepreneurs indépendants. Ces derniers sont choisis par appels d’offres selon le cadre imposé par le ministère des Affaires municipales et le Conseil du trésor.

Ce carcan, rappelons-le, oblige les villes à faire affaire avec les entreprises les moins chères plutôt que les meilleures.

Le résultat est ce qu’on voit essentiellement aujourd’hui : des entrepreneurs qui n’ont aucune raison d’innover, puisque leurs soumissions ne pourront pas refléter leurs investissements, et des villes qui sont déneigées après que les contrats plus lucratifs ont été honorés, par exemple le déneigement des stationnements des centres commerciaux. Il faudra ultimement repenser ce système si on veut améliorer les choses. Faute de quoi… « same old, same old ».

EFFORT CITOYEN

Le quatrième et dernier front de l’innovation et de l’hiver nous concerne tous. Étudiant, j’ai eu la chance de vivre plusieurs mois au Mexique. Il fallait que je me rende à mes rendez-vous matinaux en marchant dans les rues de Morelia, ville magnifique du Michoacán. Les trottoirs étaient en effet impraticables, puisque les résidants et les commerçants les récuraient chaque matin avec brosse et savon.

Ici, à Montréal, il est frappant de voir comment l’énergie que les citoyens mettent à décorer leurs logis et les ressources que les gens d’affaires investissent pour embellir leurs commerces s’arrêtent au pas des portes et des vitrines. Personne, ou presque, ne prend la peine de sortir pelle à la main pour contribuer à l’entretien de notre territoire commun. Ce faisant, nous subissons les conséquences de notre désinvolture collective et méritons, en définitive, nos trottoirs glacés.

Ce texte a été publié dans La Presse+